CHAPITRE VINGT-NEUF
Quand je déboulai dans l’écurie, très en retard, Lenobia me jeta un regard sévère.
— Zœy, tu as un box à nettoyer.
Elle me lança une fourche et désigna la stelle de Perséphone.
Marmonnant des excuses et des : « Oui, m’dame, tout de suite, m’dame », je me hâtai de retrouver la jument qui m’avait été confiée pour la durée de mes études à la Maison de la Nuit.
Elle hennit doucement à ma vue ; je lui caressai la tête et embrassai son chanfrein en lui disant qu’elle était la plus belle, la plus intelligente, la meilleure jument de tout l’univers, Elle me lécha la joue et me souffla à la figure, visiblement d’accord avec moi.
— Elle t’aime, tu sais. Elle me l’a dit.
Je me retournai, surprise. Lenobia était appuyée contre le mur, à l’entrée du box. Une fois de plus, je fus époustouflée par sa beauté exceptionnelle.
L’expression « une main de fer dans un gant de velours » lui convenait à merveille. Ses cheveux blonds très clairs et ses yeux gris ardoise étaient ses traits les plus frappants, avec les chevaux au galop de son tatouage. Vêtue comme à son habitude d’une chemise blanche impeccable, arborant l’insigne de la déesse, et d’un pantalon d’équitation brun clair rentré dans des bottes en cuir, elle semblait tout droit sortie d’une pub pour Calvin Klein.
— Vous pouvez vraiment leur parler ?
Je m’en étais toujours douté, mais elle n’avait jamais abordé la question d’une façon aussi directe.
— Pas avec des mots. Les chevaux communiquent par le biais de sentiments. Ce sont des créatures passionnées et loyales. Le monde entier tiendrait dans leur cœur.
— C’est ce que je pense, moi aussi, dis-je, embrassant délicatement Perséphone sur le front.
— Zœy, il faut tuer Kalona.
Cette déclaration brutale me fit tressaillir. Je regardai autour de moi, terrifiée à l’idée que des Corbeaux Moqueurs aient pu nous entendre.
Lenobia secoua la tête et chassa mes craintes d’un geste de la main.
— Les chevaux ont autant de mépris pour les Corbeaux Moqueurs que les chats ; sauf que s’attirer la haine d’un cheval comporte plus de danger. Aucun de ces oiseaux abominables n’osera entrer dans mon écurie.
— Et les autres novices ?
— Ils s’occupent des pauvres bêtes enfermées depuis des jours à cause de la tempête. Je répète donc : il faut tuer Kalona.
— C’est impossible, dis-je sans cacher ma frustration. Il est immortel.
Elle secoua sa longue chevelure et se mit à faire les cent pas.
— Nous devons alors le mettre hors d’état de nuire. A cause de lui, les nôtres s’éloignent de Nyx.
— Je sais. Une seule journée ici m’a suffi à mesurer l’étendue des dégâts. Neferet est dans le coup, elle aussi.
Je retins mon souffle : Lenobia était-elle restée aveuglément fidèle à sa prêtresse, ou voyait-elle la vérité ?
— Neferet est la pire de tous, lâcha-t-elle avec amertume. Elle a trahi Nyx, elle qui, plus que quiconque, devrait la vénérer.
— Elle n’est plus la même. Elle s’est tournée vers le mal.
— Oui, c’est ce que certains d’entre nous redoutaient depuis un moment. J’ai honte d’admettre que nous avons préféré l’ignorer plutôt que de la confronter à ses actes quand elle a commencé à nous inquiéter. Je considère qu’elle n’est plus au service de Nyx, et je compte prêter allégeance à une nouvelle grande prêtresse.
Elle me regarda d’un air entendu.
— Pas moi ! m’écriai-je. Je ne me suis même pas transformée !
— Tu as été marquée et choisie par notre déesse. Je n’en demande pas plus. Dragon et Anastasia non plus.
— Et les autres professeurs ?
Une profonde tristesse se peignit sur son visage.
— Ils sont tous obnubilés par Kalona.
— Pourquoi pas vous ?
Elle mit du temps à répondre.
— Difficile à dire… J’en ai parlé brièvement avec Dragon et Anastasia. Il nous attire, oui, mais une partie de nous, immunisée contre son charme, nous permet de le voir tel qu’il est en réalité, destructeur et maléfique. Ce dont nous sommes certains, en revanche, c’est que tu dois trouver un moyen de le vaincre, Zœy.
Je me sentis soudain très vulnérable. J’avais envie d’agiter les bras en l’air et de protester avec véhémence : « Je n’ai que dix-sept ans ! Je suis bien trop jeune ! Comment pourrais-je sauver le monde ? Je ne sais même pas faire un créneau ! »
Alors, une brise sucrée à l’odeur de pâturage, réchauffée par le soleil et humide comme la rosée, caressa mon visage, et je repris espoir.
— Tu n’es pas une simple novice, affirma Lenobia d’un ton apaisant, qui me rappela celui de Nyx. Regarde tout au fond de toi, mon enfant, et sache que cette voix minuscule qui guide tes pas guidera aussi les nôtres.
J’écarquillai les yeux : comment avais-je pu oublier ?
— Le poème ! m’exclamai-je en attrapant mon sac à main. L’une des novices rouges écrit des poèmes prophétiques. Elle m’en a donné un qui parle de Kalona.
Lenobia m’observait avec curiosité.
— Le voilà ! Oui… oui… c’est ça. Il explique comment faire fuir Kalona. Le seul problème, c’est qu’il est rédigé dans une sorte de code poétique…
— Montre-le-moi. Peut-être réussirai-je à t’aider à le déchiffrer.
Je lui tendis le papier, qu’elle lut à voix haute.
Ce qui autrefois l’emprisonnait Va maintenant le faire fuir Lieu de pouvoir – réunion des cinq
Nuit
Esprit
Sang
Humanité
Terre
Alliés non pour conquérir Mais pour bannir La Nuit mène à l’Esprit Le Sang lie l’Humanité Et la Terre complète.
— Quand Kalona est sorti de terre, il ne renaissait pas, comme Neferet a voulu nous le faire croire ? demanda-t-elle à la fin.
— Non. Il y avait été emprisonné pendant plus de mille ans.
— Par qui ?
— Les ancêtres de ma grand-mère, des Cherokees.
— Ce poème semble indiquer que, cette fois, on ne pourra pas le neutraliser, mais le faire fuir. Je saurais m’en contenter. Nous devons nous débarrasser de lui avant qu’il ne sape définitivement notre relation avec Nyx. Comment s’y étaient-ils pris pour le garder en terre ?
— Je ne connais pas tous les détails, m’écriai-je, désemparée.
J’aurais tant voulu que Grand-mère soit là pour me guider !
— Calme-toi, dit-elle en me touchant le bras comme si j’étais une pouliche affolée. Attends, j’ai une idée.
Elle sortit du box et revint quelques minutes plus tard avec une étrille douce et une balle de paille. Elle me passa l’étrille, posa la balle contre le mur et s’y assit confortablement.
— Maintenant, brosse ta jument et réfléchis à voix haute. À nous trois, on finira bien par trouver une solution.
Je commençai par l’encolure brun-rouge de Perséphone.
— Bon. D’après Grand-mère, des Gighua – des Femmes Sages issues de différentes tribus – se sont réunies pour créer une magnifique vierge de terre glaise destinée à attirer Kalona dans une grotte, où elles l’ont enfermé.
— Attends, tu dis que des femmes ont créé une jeune fille ?
— Oui, je sais que ça paraît dingue, mais je vous promets que c’est la vérité.
— Je ne remets pas en doute les propos de ta grand-mère. Je me demande juste combien elles étaient.
— Je ne sais pas. D’après Grand-mère, A-ya était un outil, que chacune d’elles avait doté d’un talent unique.
— A-ya ? C’est son nom ?
Je hochai la tête et cherchai son regard.
— Kalona m’appelle ainsi, murmurai-je.
Elle en eut le souffle coupé.
— Alors, tu es l’instrument par lequel il sera vaincu à nouveau !
— Oui. admis-je, m’adressant plus à Perséphone qu’à mon professeur. Enfin, on ne peut plus l’emprisonner, parce qu’il s’y attend. Je dois le chasser.
— Sauf que, toi, tu n’es pas qu’un simple outil, dit-elle avec une assurance communicative. Tu as usé de ton libre arbitre pour choisir le bien.
— C’est quoi déjà, le passage du poème avec le nombre cinq ?
— " Lieu de pouvoir – réunion des cinq ". Ensuite, il les nomme : Nuit, Esprit, Sang, Humanité, Terre.
— Ce sont des personnes ! m’exclamai-je, tout excitée. Damien avait raison, c’est pour ça que ces mots prennent une majuscule. Cinq personnes, qui symbolisent chacune une notion. Je parie que si Grand-mère était là, elle nous confirmerait qu’il y avait cinq Ghigua.
— Est-ce que tu le sens dans ton âme, Zœy ? Est-ce la déesse qui te parle ?
— Oui !
— Le lieu de pouvoir doit être celui de la Maison de la Nuit.
— Non !
J’avais crié sans le vouloir, et ma jument s’ébroua nerveusement. Je lui flattai le flanc avant de reprendre d’une voix plus mesurée :
— Non, Kalona l’a souillée quand il s’est libéré, grâce à Neferet et au sang de Lucie. Lucie ! Je pensais qu’elle symbolisait la Terre, puisque c’est son élément, mais non : elle est le Sang !
— Très bien, dit Lenobia en souriant. Il ne t’en reste plus que quatre à identifier.
— Plus le site de pouvoir, grommelai-je. En effet. Ces lieux dégagent souvent une grande spiritualité. Ainsi, Avalon, l’île de la déesse, est liée par l’esprit à Glastonbury. Même les chrétiens en ont ressenti la force et y ont construit une abbaye.
— Quoi ? soufflai-je en contournant Perséphone pour me planter devant mon professeur. Qu’est-ce que vous venez de dire ?
— Avalon n’appartient pas véritablement à ce monde. Néanmoins, les chrétiens, sensibles à sa force spirituelle, y ont élevé une abbaye en l’honneur de Marie.
— Oui, Lenobia, c’est ça ! Génial ! Le lieu de pouvoir se trouve au croisement de la 21e rue et de Lewis : c’est l’abbaye des sœurs bénédictines.
J’avais envie de rire et de pleurer à la fois, tant j’étais soulagée. Le visage de Lenobia s’éclaira.
— Notre déesse est pleine de sagesse. Maintenant, tu n’as plus qu’à nommer les quatre autres, puis à emmener tout le monde là-bas. Le reste du poème explique leurs relations réciproques :
La Nuit mène à l’Esprit
Le Sang lie l’Humanité
Et la Terre complète.
— Le Sang se trouve déjà sur place ; du moins, je l’espère. J’ai demandé à Lucie d’y conduire les novices rouges quand j’ai appris que Kalona voulait l’enlever.
— Pourquoi là-bas ?
Je lui fis un sourire tellement grand que je faillis me déchirer les lèvres.
— Parce que c’est là que se trouve l’Esprit, en la personne de sœur Marie Angela, la nonne qui dirige l’abbaye. Elle a protégé ma Grand-mère des Corbeaux Moqueurs, et elle l’y soigne.
— Une bonne sœur ? Pour représenter l’Esprit et combattre un ange déchu ? Tu en es bien sûre, Zœy ?
— Oui.
— Tu as donc identifié l’Esprit et le Sang, reprit-elle au bout d’un bref silence. Concentre-toi. Qui peut avoir la Terre, la Nuit et l’Humanité cachées en eux ?
Je recommençai à brosser Perséphone. Soudain, j’éclatai de rire et me frappai le front.
— Aphrodite ! Elle représente forcément l’Humanité. même si la plupart du temps, elle s’efforce de le cacher.
— Je te crois sur parole, dit Lenobia d’un ton caustique.
— Bon, il ne reste que la Nuit et la Terre. La Terre… la Terre…
— Anastasia, peut-être ? Son don pour les charmes et les rituels s’enracine dans la terre.
Malheureusement, il n’y eut aucun déclic en moi.
— Non, ce n’est pas elle.
— Peut-être qu’il faut élargir la recherche. L’Esprit ne vient pas de la Maison de la Nuit, ce que je n’aurais jamais imaginé. Il se peut qu’il en soit de même pour la Terre.
— Vu comme ça…
— Quelle personne humaine pourrait symboliser la Terre ?
— Dans mon entourage, les gens qui en sont les plus proches appartiennent au peuple de ma grand-mère. Les Cherokees ont toujours respecté la terre. Ils ne la possèdent pas, ils ne l’abîment pas. Leur vision traditionnaliste du monde n’a rien à voir avec celle qui prévaut aujourd’hui.
Je me tus subitement et appuyai la tête contre l’épaule de la jument, remerciant Nyx à voix basse.
— Tu sais qui c’est, n’est-ce pas ?
— C’est ma grand-mère.
— Parfait ! Maintenant, tu les as tous !
— Non, pas la Nuit. Je ne sais toujours pas qui…
Je m’interrompis en voyant son regard entendu.
— Cherche en toi ! fît-elle. Je suis persuadée que tu découvriras qui Nyx a choisi pour l’incarner.
— Pas moi…, chuchotai-je.
— Bien sûr que si. Le poème l’affirme clairement : « La Nuit mène à l’Esprit. » Sans toi, personne n’aurait pensé à la prieure de l’abbaye, la pièce manquante de ce puzzle poétique.
— Si j’ai raison…
— Que dit ton cœur ?
— J’ai raison.
— Alors, il faut que nous trouvions un moyen de vous envoyer là-bas, Aphrodite et toi. Tout le monde doit y aller : Darius, les Jumelles, Damien et Aphrodite. Si les choses tournent mal, il faut que je sois entourée de mon cercle. Et puis, mon retour à la Maison de la Nuit n’a pas vraiment été accueilli par des hourras… Si les novices et le corps enseignant ne sortent pas de leur obsession pour Kalona quand nous nous serons débarrassés de lui, je ne remettrai pas les pieds ici de sitôt. Sans oublier qu’il reste à régler le problème Neferet et, pour ça, je vais avoir besoin de toute l’aide possible.
Lenobia hocha la tète.
— Je comprends et, même si ça m’attriste, je suis d’accord avec toi.
— Vous devriez venir avec nous, tout comme Dragon et Anastasia. La Maison de la Nuit, telle qu’elle est maintenant, n’est pas un endroit pour vous.
— La Maison de la Nuit est notre foyer.
— Parfois, ce sont les gens les plus proches qui nous trahissent, et nous ne sommes plus heureux sous notre propre toit. C’est dur, mais c’est ainsi.
— Tu es bien sage pour une fille aussi jeune, prêtresse.
— Que voulez-vous ? Je suis une enfant du divorce et du remariage foireux. Qui aurait pu deviner qu’un jour ça me rendrait service ?
Nous riions toujours quand la sonnerie retentit, annonçant la fin des cours. Lenobia se releva d’un bond.
— Il faut faire passer le message à tes amis. Ils peuvent venir ici. Au moins, nous sommes à l’abri des yeux et des oreilles des Corbeaux Moqueurs.
— C’est déjà fait. Ils ne vont pas tarder à arriver.
— Si Neferet apprend que vous avez rendez-vous ici, nous allons avoir des ennuis.
— Je sais, dis-je en croisant les doigts.